Découvrez le génie mathématique de Benoît Mandelbrot et son impact sur la théorie fractale, redéfinissant notre perception des formes et de la nature
Portraits
Publié le :
20/12/2023
Benoît Mandelbrot avait en lui une flamme poétique pour l'étrange et la complexité. Son génie à déceler des liens secrets entre des phénomènes apparemment éloignés les uns des autres l'a conduit à ériger une nouvelle branche de la géométrie, propulsant ainsi notre compréhension des formes naturelles et du comportement humain.
Mathématicien polono-franco-américain, il est né le 20 novembre 1924 à Varsovie, dans une époque de profonds bouleversements politiques et scientifiques. Mandelbrot avait 14 ans lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata. Après la prise de Paris, ses parents et lui cherchèrent refuge en zone libre. En tant que Juifs d'origine étrangère, ils vivaient dans la crainte constante d'une dénonciation et durent bientôt se séparer. C'est également durant cette période qu'il conçut l'idée de ce qu'il appelle sa "quête képlérienne". Trois siècles plus tôt, Johannes Kepler avait expliqué le mouvement apparemment erratique des planètes en utilisant une intuition géométrique unique, supposant que leurs orbites, au lieu d'être circulaires comme on le croyait depuis l'Antiquité, étaient en réalité elliptiques.
Adolescent, Mandelbrot "vénérait" Kepler pour cette réalisation et rêvait d'accomplir quelque chose de similaire, d'imposer l'ordre à un domaine de recherche émergent grâce à un audacieux coup de génie géométrique. Mandelbrot a suivi une voie intellectuelle singulière, découvrant des territoires mathématiques inexplorés avec une audace inégalée. Ses recherches sur les ensembles fractals et leur beauté énigmatique ont jeté les bases d'une nouvelle géométrie, une géométrie des formes infiniment complexes et autosimilaires.
C'est dans le Paris de l'après-guerre que Mandelbrot se mit à œuvrer avec persévérance pour atteindre ses objectifs. Son oncle Szolem l'encouragea à intégrer l'École normale, l'institution française d'enseignement supérieur la plus sélective. Mandelbrot fut admis à l'âge de 20 ans, un exploit que seules une vingtaine d'étudiants français avaient réalisé. Cependant, il fut rebuté par le style aride et abstrait des mathématiques pratiquées là-bas. À cette époque, le département de mathématiques de l'École (surnommée "dite normale, prétendue supérieure", selon le dicton) était dominé par un groupe semi-clandestin appelé les Bourbaki. (Le nom Bourbaki était emprunté, par jeu, à un général français malchanceux du XIXe siècle qui, en tentant de se tirer une balle dans la tête, avait manqué son coup.) Le chef de file de ce groupe était André Weil, l'un des plus brillants mathématiciens du XXe siècle et le frère de Simone Weil. L'objectif des Bourbaki était de purifier les mathématiques en les fondant uniquement sur des bases logiques, exemptes de toute contamination issue d'intuitions physiques ou géométriques.
Mandelbrot trouvait la secte Bourbaki, et Weil en particulier, "positivement repoussants". À ses yeux, les bourbakistes séparaient les mathématiques des autres sciences naturelles et en faisaient une sorte de théologie logique.La géométrie, élément si essentiel au rêve képlérien de Mandelbrot, n'était pour eux qu'une branche morte des mathématiques, à peine digne des enfants. Ainsi, seulement deux jours après son admission à l'École normale, Mandelbrot démissionna. Cette décision scandalisa son oncle, mais elle ne fit que renforcer sa détermination. [...]"Je ne voyais aucune compatibilité entre un poste universitaire en France et la folle ambition qui continuait de me dévorer", écrit-il.
C'est pourquoi, galvanisé par le retour au pouvoir de Charles de Gaulle en 1958 (personnage envers lequel Mandelbrot semblait nourrir une haine particulièrement vive), il accepta une offre d'emploi estivale chez IBM, à Yorktown Heights, dans le nord de New York. C'est là que le scientifique se sentit enfin chez lui.On peut légitimement se demander comment IBM, cette grande entreprise aux inclinations légèrement bureaucratiques, a pu servir de terrain de jeu à un homme qui se considérait lui-même comme un franc-tireur. Pourtant, la fin des années 1950 marqua le début d'un âge d'or pour la recherche fondamentale chez IBM. "Nous avons les moyens de financer aisément quelques grands scientifiques qui poursuivent les projets qui leur tiennent à cœur", expliqua le directeur de la recherche à Mandelbrot dès son arrivée. Mieux encore, il pouvait utiliser les ordinateurs d'IBM pour produire des diagrammes géométriques.
C'est une fois de plus le hasard qui conduisit Mandelbrot à faire la découverte suivante. Lors d'une visite à Harvard où il devait donner une conférence sur les lois de puissance et la répartition des richesses, son regard fut captivé par un graphique accroché au tableau du bureau d'un professeur d'économie. Ce diagramme avait une forme presque identique à celui qu'il s'apprêtait à présenter dans son discours, mais au lieu de décrire la répartition des richesses, il représentait les fluctuations de la bourse du coton de New York. Pourquoi la succession de hausses et de baisses sur le marché du coton ressemblait-elle de manière si frappante à la répartition inégale des richesses dans la société ? Cela ne cadrait guère avec la conception orthodoxe des marchés financiers, proposée à l'origine en 1900 par le mathématicien français Louis Bachelier (qui avait lui-même basé son modèle sur la description physique d'un gaz à l'équilibre).
Selon le modèle de Bachelier, les fluctuations des prix sur un marché d'actions ou de marchandises sont normalement progressives et de faible amplitude ; en les classant par ordre d'importance, des plus fortes baisses aux plus fortes hausses, ces variations devraient naturellement dessiner une courbe en cloche classique. C'est la base de ce qui deviendra plus tard l'"hypothèse d'efficience du marché financier".Cependant, lorsqu'il revint chez IBM, Mandelbrot passa en revue un siècle de données de la bourse du coton de New York à l'aide de ses ordinateurs. Son examen révéla une structure nettement plus volatile, dominée par un petit nombre de retournements de tendance extrêmes. Tout semblait indiquer qu'une loi de puissance était à l'œuvre. De plus, les marchés financiers présentaient des fluctuations similaires, quelle que soit l'échelle de temps considérée.
Que l'on examine la courbe des prix sur un an, sur un mois ou sur une journée, son aspect accidenté demeurait inchangé. En d'autres termes, l'évolution des prix était autosimilaire, telle la structure d'un chou-fleur. "Au fond, la finance est fractale", conclut Mandelbrot.La vision fractale des marchés financiers développée par le mathématicien n'a jamais été largement acceptée par les professeurs de finance, qui sont restés fidèles à l'hypothèse d'efficience des marchés. Cependant, si l'analyse de Mandelbrot est correcte, il est risqué de placer sa confiance dans les modèles orthodoxes. Cela s'est d'ailleurs avéré à plusieurs reprises.Par exemple, à l'été 1998, Long-Term Capital Management, un hedge fund dirigé par deux économistes lauréats du prix Nobel pour leurs travaux sur les portefeuilles boursiers, et géré par vingt-cinq docteurs en économie, a provoqué un krach financier et a failli renverser le système bancaire international. Une crise financière inattendue, venue de Russie, a contrecarré les prévisions de leurs modèles.
Mandelbrot a été blessé d'être exclu du courant dominant de l'économie. Cependant, le chercheur ne s'est pas laissé abattre par ces marques de mépris. En retournant chez IBM, il a ressenti le réconfort de rentrer chez lui et de retrouver la camaraderie d'une communauté plus ouverte et académique qu'à Harvard. En fait, Mandelbrot est resté chez IBM jusqu'en 1987, lorsque l'entreprise a décidé de mettre fin à ses programmes de recherche fondamentale. Il s'est alors vu offrir un poste à Yale, où il a finalement obtenu une chaire en 1999, à l'âge de 75 ans. "Juste à temps", plaisante-t-il. Benoît Mandelbrot, ce brillant mathématicien qui nous a quittés en 2010, avait un penchant poétique pour l'étrange et la complexité. Son génie pour repérer les liens cachés entre des phénomènes apparemment éloignés les uns des autres l'a conduit à fonder une nouvelle branche de la géométrie, qui a considérablement avancé notre compréhension des formes naturelles et du comportement humain.